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Basse def

"Petite main"

Tout cela est consultable sur les pages personnelles de ces artistes, sur My Space et sur You Tube, disséminé sur le réseau, noyé au milieu de milliers d’autres données. Mais leur engagement ne se limite aucunement à une présence sur Internet. Le Web contribue simplement à valider l’existence d’actions et d’opérations qu’ils réalisent dans le cadre de résidences d’artistes bien particulières qui échappent à toute instance, à tout programme ou plan artistique. Initiées par Clôde Coulpier, ces résidences ‘‘fictives mais bien effectives’’ consistent tout simplement à s’inviter mutuellement chez eux, de Reykjavík à Taipei, en passant par Grenoble et Clamecy dans la Nièvre. ‘‘On essaie d’éloigner le mot ‘travail’ de l’idée de production d’objet, commente Fabrice Croux. Le fait de ne pas être seul permet de maintenir une activité. Travailler, cela signifie aussi faire des choses dans le temps, en y pensant, en en ayant conscience : discuter, échanger, regarder MTV, c’est aussi une forme de temps de travail’’. 

En créant eux-mêmes les conditions de leurs apparitions et de leurs expositions, ces artistes soulèvent la question de leur participation au grand concert de l’art sans être de ‘‘petites mains’’, pour reprendre l’expression de Philippe Pignarre et Isabelle Stengers7. Pour les auteurs de La Sorcellerie capitaliste, ‘‘être une petite main’’, c’est justifier le fonctionnement d’un système en se pliant à ses règles, mais aussi en colmatant ses dysfonctionnements, en les acceptant, en ne disant jamais ‘‘non’’. L’initiative de Clôde Coulpier est née de ses réticences, voire de son refus de répondre aux commandes implicites des dispositifs d’éducation artistiques et d’exposition d’art. En se donnant tout simplement le temps et la liberté de création, il a mis en place de nouveaux trajets d’apprentissage de l’art, de l’activité artistique, qui viennent contrebalancer une vision tayloriste du monde de l’art qui fait parfois froid dans le dos. Depuis la parution des Mondes de l’art d’Howard S. Becker et surtout du Nouvel esprit du capitalisme de Luc Boltanski et d’Ève Chiapello, de nombreuses études d’économistes (Xavier Greffe8) ou de sociologues (Pierre-Michel Menger) insistent sur la division du travail au sein des mondes de l’art et sur l’emprise des exigences économiques qui concourent à la requalification de l’artiste en simple travailleur. Une situation déjà opérante dans le champ des nouvelles musiques où un jeu de dupe semble s’être mis en place, selon le critique Jean-Yves Leloup : ‘‘Dans ce système de circulation des œuvres et des données, il est aussi possible de se figurer l’artiste comme une sorte de travailleur anonyme, œuvrant à la chaîne à l’édification d’une œuvre dont l’autorité lui échappe. On préfère d’ailleurs souvent désigner sous le terme ’producteur’ les musiciens de la scène électronique. Les titres qu’ils composent, les morceaux ou les fichiers qu’ils délivrent, peuvent de cette manière être considérés comme des objets ou des produits culturels destinés à être consommés, puis dupliqués et transformés au sein d’un réseau global. S’il est évident que peu d’artistes revendiquent ou ont conscience de ce statut de travailleur intégré au sein d’une vaste de chaîne de création, cette logique productiviste semble tout de même constituer une forme d’idéologie et d’esthétique qui sous-tend une grande partie de cette scène musicale9.

En créant le label Dick Head Man Records, Clôde Coulpier inaugure une nouvelle bulle spéculative de création artistique. Le label accueille une ribambelle de groupes tels que Renegade , The Kung-Fu Cow-boys , Super Polar , Antro , Dj Casquette , Roostofsky , Clamecy , tous aussi fictifs les uns que les autres mais pourtant bien réels quand il s’agit de se produire sur scène, de fixer leur composition sur CD ou bien de les diffuser sur My Space, et donnant lieu à des productions associées, tels que les portraits de fans ou de pochettes de disque réalisés au stylo Bic ou au feutre sur des feuilles de cahiers d’écolier. Comme Serge Comte qui a un goût prononcé pour les formats standardisés (VHS, Post-it , palette en bois), ils orchestrent à leur manière une réplique tendrement poétique à un monde en train de se faire vampiriser par les algorithmes. Ils délaissent le numérique pour des opérations de transferts, de manipulations manuelles, et se tournent vers d’autres standards devenus obsolètes comme le papier carbone, l’ardoise Velleda ou la feuille de papier millimétré. Fanette Muxart, fascinée par les sujets de séduction (le mariage, la fête foraine, les pierres précieuses), retravaille ses images trouvées sur le réseau en passant par un nombre considérable d’étapes de transformations qui estompent leurs natures numériques. David Lefebvre et Clôde Coulpier consacrent des heures et des heures d’application et de concentration pour peindre ou dessiner. Cet investissement dans des activités qui captivent leur attention, qui leur prennent du temps et où les savoir- faire ne sont pas encodés est le prix de la ‘‘basse définition’’, de la facilité à produire des données

 

7 cf. Philippe Pignarre, Isabelle Stengers, La Sorcellerie capitaliste, pratiques de désen- voûtement, Paris, La Découverte, 2005/ 8 Xavier Greffe, L’économie de la culture : lecture artistique ou lecture industrielle ? in Création et diversité au miroir des industries culturelle s , Paris, La Documentation française, 2006, p.29/ 9 Jean-Yves Leloup, Digital Magma, De l’utopie des rave parties à la génération iPod, Paris, Scali , 2006, p.137

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