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Basse def

Sensibilité à géométrie variable

Depuis l’apparition d’Internet et de la révolution numérique qui lui est associée, l’imbrication des algorithmes a restructuré notre environnement sensoriel et notre capacité de création. Tout d’un coup, les données visuelles, sonores et textuelles se sont mises à circuler, à se dupliquer, à se reproduire dans un vaste mouvement euphorique sans précédent : cela n’était plus le privilège de quelques early adopters triés sur le volet par des start up , mais devenait une pratique de masse, l’affaire de tout le monde.

Les données sont devenues volatiles et surtout nomades. Emboîtant le pas aux fichiers musicaux, les programmes audiovisuels allaient eux aussi connaître une mutation irréversible, devenant sécables, miniatures et forcément de moins bonne qualité. Qu’importe, l’essentiel du plaisir et des sensations contractées est de pouvoir jouir de ces nouveaux objets visuels dans des endroits improbables et des temps inappropriés jusqu’ici. L’aspect formel des productions cinématographiques et audiovisuelles n’est alors plus seulement déterminé par la nature de son dispositif de diffusion, mais par sa dispersion, son ‘‘actualisation’’ sur des écrans de tailles et de compositions différentes. Cette crise du changement de régime de circulation des images n’est pas inédite. Elle a commencé avec le développement en masse de la télévision, et s’est cristallisée d’un point de vue théorique et esthétique au cours des années 1970 dans le champ du cinéma. À la fin des années 1980, le critique de cinéma Serge Daney, agacé par l’attitude récalcitrante de certains cinéastes et critiques face à la télévision, décida de tenir quotidiennement une chronique dans le journal Libération . Intitulée ‘‘des films à la télévision’’, cette chronique avait pour objet de rendre compte du changement de régime de perception qui accompagnait le passage des longs-métrages par la petite lucarne. Il ne s’agissait pas pour lui de condamner ces nouvelles visions, mais de ‘‘s’aventurer à les décrire’’ : ‘‘Bref, écrivait-il, il fallait y aller voir de près et en personne, fort de cette certitude que, de toute façon, les générations à venir découvriront le cinéma avec sa perte .’’ Une époque était donc révolue et il fallait songer à penser le passage à une autre, l’articulation entre deux périodes.

Étrangement, depuis l’avènement du peer to peer et de la stabilisation de plusieurs standards de diffusion et de compression qui autorisent la migration des données, aucune voix (critique) ne s’est élevée contre cette nouvelle migration des images. Une migration autrement plus destructrice que le simple passage à la télévision, car elle contribue au démantèlement anarchique des programmes audiovisuels, les rendant sécables et manipulables, et met en place une esthétique de l’échantillonnage accidentel : un extrait de film par ici, un autre en version originale par là, ou encore le même film à voir en plusieurs séquences de quelques minutes... Depuis l’apparition du réseau Internet, une sensibilité à géométrie variable est en train de se mettre en place. Et la question qui se pose est celle de son incidence sur la perception du monde, de sa nature. Si l’on reste dans le domaine du cinéma, une première réponse a été formulée très tôt par Thierry Jousse qui, à l’occasion d’une publication sur le centenaire de l’invention du cinéma, dressait le portrait des différentes cinéphilies : ‘‘La cinéphilie des années quatre-vingt-dix, quant à elle, est horizontale, digitale et rhizomatique. Personne ne peut plus descendre de personne puisque tout est là. Cette nouvelle cinéphilie fonctionne un peu comme un montage virtuel : on y procède par coupes abstraites, on fait de nombreux essais de montage, on crée des alliances et, au fond, on ne voit plus que des fragments. Les séquences, les plans, les détails, les attitudes sont privilégiés sur le film lui-même, grâce à l’usage intensif de l’arrêt sur image, de l’accéléré, ou encore de la télécommande zappeuse. Les films perdent leurs racines, et même leurs auteurs, ils poussent comme des herbes folles, un peu comme les rhizomes décrits par Deleuze et Guattari1.’’ Dans le champ de l’art, s’agissant du cinéma, on retrouve cet état décrit par Thierry Jousse à travers les œuvres de Douglas Gordon (24 Hours Psycho), Brice Dellsperger (Body Double) et Pierre Huyghe (Remake). 

 Mais qu’en est-il plus précisément de cette sensibilité immédiatement formée au contact d’Internet ? Qu’en est-il de cette sensibilité encore balbutiante, en train de se former en partie sur les bancs des écoles, et qui a fait son entrée dans un monde où tout n’est que partage de données, en apparence gratuit, copiable, téléchargeable… Mais sans avoir conscience que ce monde n’est réellement accessible qu’à condition de payer un droit d’entrée ou de sortie.

 

1 Thierry Jousse, ‘‘Après la mort du cinéma’’, Le retour du cinéma, Paris, Hachette, p.92-93

 

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